11. La France, notre mère à tous
Mal placé pour faire dans la dentelle, le lieutenant Charles de Gaulle développe à grands traits, devant les jeunes recrues qui lui sont confiées, l'argumentation qui doit parvenir à justifier l'éventuel prochain bain de sang qui pourrait le hisser lui-même sur les toutes premières marches de l'escalier de la gloire :
"La France est une nation. Mais est-elle seule nation dans le monde ? Non! Il y a d'autres nations : l'Allemagne, l'Angleterre, voilà d'autres nations. Eh bien! Toutes ces nations-là ne demanderaient pas mieux que de nous envahir pour nous conquérir, c'est-à-dire nous empêcher de parler français, enlever nos libertés." (page 59)
Nations... Sans faire plus de détails que notre conférencier, notons qu'il n'en aura retenu que trois : la France, l'Angleterre et l'Allemagne, et qu'il est essentiel de remarquer qu'il s'agit là d'Etats impérialistes aussi répandus dans le monde qu'il est possible, et, en particulier, en Afrique, pour ne parler que de ce continent. Ce sont donc des Etats qui sont eux-mêmes des spécialistes de ce que De Gaulle dénonce ici, et qui sont en passe de s'affronter en particulier pour régler la question coloniale...
"Alors qu'est-ce qu'a fait la France pour se défendre, pour garder ses champs, ses villages, ses villes et tout le reste : elle s'est donné une armée, elle a décidé que ses enfants viendraient la servir tous chacun leur tour, et vous voilà." (pages 59-60)
Evidemment, il serait assez difficile de donner une identité plus précise à cette France qui est donc notre mère à tous. Mais peut-être nous rapprocherons-nous d'une certaine vérité en parlant plutôt de l'Etat français : c'est-à-dire de l'instrument de coercition qui peut envoyer ses gendarmes pour se saisir des conscrits récalcitrants.
Remarquons aussi qu'il s'agit de défendre "ses champs, ses villages, ses villes et tout le reste"... C'est-à-dire ?... Au printemps 1914, le secrétaire général du Comité des Houillères, Henri de Peyerhimhoff, prononçant une conférence devant d'anciens élèves de l'Ecole des Sciences politiques, déclarerait, lui :
"Le temps n'est plus où nous étions seuls avec les Anglais pour financer le monde : il faut compter avec beaucoup d'autres. Avec les Allemands d'abord... Ils ont déjà le pas sur tous pour l'électricité et les produits chimiques ; pour la navigation, ils disputent ardemment aux Anglais un rang auquel nous n'avons plus dès longtemps l'espérance de prétendre. Avec les Belges, les Hollandais, les Danois, les Italiens, les Autrichiens... Voici enfin les Américains du Nord [...]. Dans ce conflit, sur quoi pouvons-nous compter? Sur nos capitaux... mais c'est une force fragile lorsqu'elle n'est pas appuyée sur les autres. Notre argent travaillera pour notre Empire, dans la mesure où notre Empire saura défendre notre argent..." (voir Le_feu_sous_la_cendre ?)
Le catalogue est ici mieux fourni : n'est pas ancien élève de l'Ecole des Sciences politiques qui veut. Mais notre France, ne serait-ce pas, d'abord et avant tout, leurs capitaux ?
Michel J. Cuny